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OUVRAGE DE DAMES Jean-Claude Danaud
Extrait

SOPHIE :                  J’ai un problème.
LA VEUVE :             Je m’en doute. C’est grave ?
SOPHIE :                  Très grave, il faut trouver une solution.
LA VEUVE :             Vous tombez bien, je trouve des solutions à tout.
SOPHIE :                  Ça va être délicat.
LA VEUVE :             La délicatesse et moi on est copine !
SOPHIE :                  Je peux vous le montrer ?
LA VEUVE :             Quoi donc ?
SOPHIE :                  Mon problème.
LA VEUVE :              Bien sûr. Faudra-t-il que je chausse mes lunettes ?
SOPHIE :                  Ça ne sera pas nécessaire.
LA VEUVE :             Ah ! C’est un gros problème alors ? !
SOPHIE :                  Encore assez.
Elle prend son panier à provisions et le flanque sur les genoux de la Veuve.
LA VEUVE :              Seigneur ! Des poireaux !
SOPHIE :                  C’était pour cacher mon problème les poireaux.
LA VEUVE :              Ah bon ! Parce qu’il est…
SOPHIE :                  Baissant les yeux En dessous.
LA VEUVE :            Voyons. (Elle soulève la botte de poireaux et reste un instant stupéfaite, puis, replaçant la botte) En effet. Ce n’est pas rien.
SOPHIE :                  Je vous l’avais dit.Vous pouvez faire quelque chose ?
LA VEUVE :             Je ne sais pas. Je vous félicite !
SOPHIE :                  Merci.
LA VEUVE :             On dira ce qu’on voudra, c’est autre chose que le tricot ! C’est un chef-d’œuvre !.  Un véritable ouvrage de dame ! Vous avez fait ça toute seule ?
SOPHIE :                  Oui.
LA VEUVE :              Il faut que je chausse mes lunettes. Il les avait bleus, les yeux ! ?
SOPHIE :                  Bleus, oui. Horizon.
LA VEUVE :             Il aurait tout de même pu se raser, le porc !
SOPHIE :                  Il l’avait fait. De près. Mais ça a repoussé depuis.
LA VEUVE :            Qu’est-ce qu’ils ne vont pas inventer pour nous impressionner ! Vous en êtes contente ?
SOPHIE :                  De quoi ?
LA VEUVE :             De votre couteau électrique.
SOPHIE :                  Très. Il me l’avait payé pour mon anniversaire. C’est un Tripotex, dernier cri !
LA VEUVE :             C’est ce que j’ai aussi. On dira ce qu’on voudra, avec les grandes marques, au moins, on n’a pas de mauvaises surprises… Et le reste ? Qu’est-ce que vous avez fait du reste ?
SOPHIE :                  Il avait trois dogs allemands et une douzaine de chats siamois, féroces, qu’il faisait coucher sur mon lit, exprès. Parce que je suis allergique !
LA VEUVE :             Et elles n’ont pas voulu de la tête ces petites bêtes ?
SOPHIE :                  Je n’ai pas osé la leur donner.
LA VEUVE :             Pourquoi ?
SOPHIE :                  J’avais peur.
LA VEUVE :             Qu’elles le reconnaissent ?
SOPHIE :                  Oui, et qu’elles se vengent toutes sur moi. Quelle horreur !
LA VEUVE :             Vous avez bien fait.
SOPHIE :                  Merci. Alors, qu’est-ce que vous allez en faire ?
LA VEUVE :             Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse… Je crois bien que nous sommes sauvées ! Voici Mademoiselle Petitpas !
Entre Mademoiselle Petitpas, chaussée de charentaises, un sac à provisions au bras, identique à celui de Sophie, d’où dépasse également une botte de poireaux. Elle s’assoit sur le banc, pose son sac à ses pieds.
Mlle PETITPAS :     Je souffle.
LA VEUVE :              Soufflez.
Mlle PETITPAS :     J’en fais des kilomètres ! Ah ! Là ! Là.
LA VEUVE :              Bah, vous avez des pneus spéciaux !
Mlle PETITPAS :     Je suis obligée. C’est à cause de mes oignons.
LA VEUVE :             Je m’en doutais.
Mlle PETITPAS :     On ne se connaît pas ?
SOPHIE :                  Non. Bonjour mademoiselle Petitpas.
Mlle PETITPAS :     Vous connaissez mon nom ?
LA VEUVE :             Pourquoi ? C’est un secret d’état ?
Mlle PETITPAS :     Non. Mais… puisqu’on ne se connaît pas !
LA VEUVE :              Tout le monde vous connaît ici !
Mlle PETITPAS :     Oh ! Tout le monde… !
LA VEUVE :         Allons ! Vous faites tellement de bien autour de vous ! Bonjour Mademoiselle Petitpas.
Mlle PETITPAS :     Bonjour. Un temps puis elle ajoute :  Je fais ce qui est en mon pouvoir. J’aimerais faire plus, quelquefois. Mais j’ai mon lumbago, ma sciatique…
LA VEUVE :              Et vos oignons.
Mlle PETITPAS :     Oui. Enfin ! C’est la volonté du Seigneur !
LA VEUVE :             Alors, vous n’avez toujours personne en vue ?
Mlle PETITPAS :     Je n’ose pas vous le dire.
LA VEUVE :             Osez ! Madame peut tout entendre.
SOPHIE :                  Tout. Je suis un tombeau.
Mlle PETITPAS :     Je ne dors plus de puis un mois.
LA VEUVE :              Allons bon ! Le lumbago qui se réveille.
Mlle PETITPAS :     Non. Le cœur.
LA VEUVE :            Cardiaque ! Il ne vous manquait plus que ça !
Mlle PETITPAS :     Quand je dis le cœur … je veux dire... Je suis amoureuse.
LA VEUVE :             Non ? Enfin ! C’est merveilleux ! Moi qui ai toujours rêvé de faire de vous une veuve. Même tardive. Qui est-ce ?
Mlle PETITPAS :     Je ne sais pas si je dois.
LA VEUVE :              Allons ! Vite ! Je brûle de savoir ! Son prénom ?
Mlle PETITPAS :     Roger
SOPHIE :                  Roger ! Mon Dieu ! Méfiez-vous des Rogers, Mademoiselle Petitpas. Mon mari s’appelait Roger… Coup d’œil terrible de la Veuve. Elle reprend :  Mon mari s’appelle Roger.
LA VEUVE:             Alors ? C’est pour quand le mariage ? Qu’on se mette en blanc, pour changer.
Mlle PETITPAS:     Je ne sais pas. Je ne lui en  ai pas parlé, encore. Je n’ai fait que le croiser. Plusieurs fois. Dans la rue.
LA VEUVE :                         C’est tout ?

Mlle PETITPAS :     Non. Je l’ai suivi, aussi. Un matin. Sous la neige. Jusqu’à son travail.
LA VEUVE :               Il faut lui dire que vous l’aimez
Mlle PETITPAS :     Jamais ! D’ailleurs, il ne me regarde pas. Il ne m’a jamais vue, vraiment. Sauf une fois chez Mme Mouilletard, la femme du bistrotier, à qui j’allais chercher ses cigarettes quand elle soignait son cancer de la gorge puisqu’il n’a jamais voulu faire "tabac", son mari ! Il m’a tenu la porte du café, mon Roger, je me souviens et il m’a dit : « Passez. Je vous en prie, madame ! »  Madame ! Vous vous rendez compte ? J’aurais voulu lui crier : « Je suis encore une jeune fille ! » Mais ma gorge s’est nouée. Je n’ai pas pu. Si vous aviez vu son regard ! Il avait les yeux d’un bleu !Horizon.
SOPHIE :   Oh ! Là ! Là ! Méfiez-vous du bleu horizon, mademoiselle Petitpas… Mon mari avait justement les yeux…Mon mari a justement les yeux bleu horizon.
Mlle PETITPAS : Je suis restée des heures au comptoir, moi qui ne boit jamais ! C’est comme ça que j’ai su qu’il s’appelait Roger...
LA VEUVE : Enfin bref, vous l’avez dans la peau, cette brute !
Mlle PETITPAS :     Je n’aurais pas dû vous dire ça.
LA VEUVE :             Allons ! Nous nous connaissons assez. Elle lui chuchote : Et nous sommes toutes passées par là. Puis elle gueule : Pauvre gourdes que nous sommes !
Mlle PETITPAS :     Tout de même. C’est gênant. Je n’ai même pas osé le dire au curé en confession.
LA VEUVE :            Vous avez eu raison. Ça l’aurait tué.
Mlle PETITPAS :     Vous croyez ?
LA VEUVE :             Ben voyons ! Voilà vingt-cinq ans qu’il amoureux de vous, le curé. Et qu’il veille sur votre vertu comme une mère sur son enfant.
Mlle PETITPAS :     Vous croyez ?
LA VEUVE :             J’en suis sûre.
SOPHIE:                  C’est quoi, son nom de famille, à Roger ?
Mlle PETITPAS :     Je ne sais pas si je dois vous le dire.
LA VEUVE :             Au point où nous en sommes !
Mlle PETITPAS :     Foideveau ! Et elle ajoute : Je l’ai entendu au café. Mais maintenant je ne sais plus rien de lui. Je vous ai tout dit. Et je n’aurais pas dû. De toute façon, je crois que je ne lui appartiendrai jamais, à mon Roger !
LA VEUVE :               C’est probable. Voyez ailleurs !
Mlle PETITPAS :     Je ne pourrai jamais aimer personne d’autre ! Je veux être une femme fidèle.
LA VEUVE :               Mais vous n’êtes pas sa femme, mademoiselle Petitpas !
Mlle PETITPAS :     Si. Moralement. Enfin… je l’ai imaginé, le soir, dans mon lit. Si vous saviez !
SOPHIE :                  Vous la connaissez, sa femme ? La vraie. A Roger.
Mlle PETITPAS:      Non. Je ne veux pas savoir qui c’est. Je serai capable de …
LA VEUVE :             De quoi ?
Mlle PETITPAS :     De la tuer.
(Elle lui donne le sac contenant la tête de Roger et sort)

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