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LA SURPRISE DE L'AMOUR Pierre Marivaux
Acte I scène 1
PIERRE : Tiens, Jacquelaine, t'as une himeur qui me fâche. Pargué encore faut-il dire queuque parole d'amiquié aux gens.
JACQUELINE : Mais, qu'est-ce qu'il te faut donc : Tu me veux pour ta femme, eh bian, est-ce que je recule à cela ?
PIERRE : Bon, qu'est-ce que ça dit ! Est-ce que toutes les filles n'aimont pas à devenir la femme d'un homme ?
JACQUELINE : Tredame ! C'est donc un oisiau bien rare qu'un homme, pour en être si envieuse ?
PIERRE : Hé là, là, je parle en discourant, j savons bien que l'oisiau n'est pas rare ; mais quand une fille est grande, alle a la fantaisie d'en avoir un, et il n'y a pas de mal à ça, Jacquelaine, car ça est vrai et tu n'iras pas là contre.
JACQUELINE : Acoute, n'ons-je pas d'autres amoureux que toi ? Est-ce que Blaise et le gros Colas ne sont pas affolés de moi tous deux, est-ce qu'ils ne sont pas des hommes aussi bian que toi.
PIERRE : Eh mais, je pense qu'oui.
JACQUELINE : Eh bian, Butor, je te baille la parfarence, qu'as-tu à dire à ça ?
PIERRE : C'est que tu m'aimes mieux qu'eux tant seulement ; mais si je ne te prenais pas moi, ça te fâcherait-il ?
JACQUELINE : Oh dame, t'an veux trop.
PIERRE : Eh morguenne, voilà le tu autem, je veux de l'amiquié pour la parsonne de moi tout seul : quand tout le village vienrait te dire : Jacqueleine épouse-moi ; je voudrais que tu fis bravement la grimace à tout le village, et que tu lui disis : nennin-da, je veux être la femme de Piarre, et pis c'est tout. Pour ce qui est d'en cas de moi, si j'allais être un parfide, je voudrais que ça te fâchit rudement, et que t'en pleurisse tout ton soûl ; et velà margué ce qu'en appelle aimer le monde. Tians, moi qui te parle, si t'allais me changer, il n'y aurait pu de çarvelle cheux moi, c'est de l'amiquié que ça. Tatigué que je serai content si tu pouvais itou devenir folle ! Ah ! que ça serait touchant ! Ma pauvre Jacqueleine, dis-moi queuque mot qui me fasse comprendre que tu pardrais un petit brin l'esprit.
JACQUELINE : Va, va, Piarre, je ne dis rian, mais je n'en pense pas moins.
PIERRE : Eh, penses-tu que tu m'aimes par hasard ? Dis-moi oui ou non.
JACQUELINE : Devine lequel.
PIERRE : Regarde-moi entre deux yeux, tu ris tout comme si tu disais oui ; hé, hé, hé, qu'en dis-tu ?
JACQUELINE : Eh, je dis franchement que je serai bian empêchée de ne pas t'aimer, car t'es bien agriable.
PIERRE : Eh, jarni, velà dire les mots et les paroles.
JACQUELINE : Je t'ai toujours trouvé une bonne philosomie d'homme : tu m'as fait l'amour ; et franchement ça m'a fait plaisir ; mais l'honneur des filles les empêche de parler : après ça, ma tante disait toujours qu'un amant c'est comme un homme qui a faim : pu il a faim et pu il a envie de manger ; pu un homme a de peine après une fille, et pu il l'aime.
PIERRE : Parsanguenne, il faut que ta tante ait dit vrai ; car je meurs de faim, je t'en avertis, Jacqueleine.
JACQUELINE : Tant mieux, je t'aime de cette himeur-là, pourvu qu'alle dure ; mais j'ai bin peur que monsieur Lélio, mon maître, ne consente à noute mariage, et qu'il ne me boute hors de chez li, quand il saura que je t'aime, car il nous a dit qu'il ne voulait point voir d'amourette parmi nous.
PIERRE : Et pourquoi donc ça, est-ce qu'il y a du mal à aimer son prochain ? Et morgué je m'en vas lui gager, moi, que ça se pratique chez les Turcs, et si ils sont bien méchants.
JACQUELINE : Oh, c'est pis qu'un Turc, à cause d'une dame de Paris qui l'aimait beaucoup, et qui li a tourné casaque pour un autre galant plus mal bâti que li : noute monsieur a fait du tapage ; il li a dit qu'alle devait être honteuse ; alle lui a dit qu'alle ne voulait pas l'être. Et voilà bian de quoi ! ç'a-t-elle fait, et pis des injures : ous êtes cun indeigne, et voyez donc cet impertinent, et je me vengerai, et moi, je m'en gausse. Tant y a qu'à la pafin alle li a farmé la porte sur le nez : li qui est glorieux a pris ça en mal, et il est venu ici pour vivre en harmite, en phisolophe, car velà comme il dit. Et depuis ce temps, quand il entend parler d'amour, il semble qu'en l'écorche comme une anguille. Son valet Arlequin fait itou le dégoûté : quand il voit une fille à droite, ce drôle de corps se baille les airs d'aller à gauche, à cause de queuque mijaurée de chambrière qui li a, à ce qu'il dit, vendu du noir.
PIERRE : Quiens, véritablement c'est une piquié que ça, il n'y a pas de police ; an punit tous les jours de pauvres voleurs, et an laisse aller et venir les parfides. Mais velà ton maître, parle-li.
JACQUELINE : Non, il a la face triste, c'est peut-être qu'il rêve aux femmes... Je sis d'avis que j'attende que ça soit passé : va, va, il y a bonne espérance pisque ta maîtresse est arrivée et qu'alle a dit qu'alle lui en parlerait..
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