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LE DEMON DE MIDI Anne Marie Carrière
Assez souvent on m'a demandé mon avis / Pour savoir à quel âge de leur terrible vie / Je trouve que les hommes sont les plus séduisants./ Et j'ai toujours répondu : mais, vers les cinquante ans. / Tout homme est un démon que son dévergondage / Fit un jour éjecter certes du paradis / Mais de tous ces démons, de tout temps, de tous âges / Mon démon préféré c'est le démon de midi. / Je ne veux pas, par-là, nier que le jeune homme / Possède la fraîcheur, le goût du jus de pomme, / Mais petit à petit en prenant des années / Ce jus devient alcool que l'on a raffiné. / Et c'est vers cinquante ans que l'alcool en question / Se trouve être fin près à la consommation. / A ce moment précis il a cette saveur, / Ce goût du vieux tonneau qui plaît aux connaisseurs. / Aux maintes occasions on est toutes ébaubies / Devant l'effort superbe du démon de midi. / Tenez, vous avez vu chaque été sur les plages / Ces jeunes gens qui sont dans la fleur de leur âge / Ils jouent au volley-ball, ils sautent ils sont agiles. / Or sauter à vingt ans ça n'est pas difficile, / Mais voilà tout à coup que le père de l'un d'eux, / Un homme de cinquante ans, veut rentrer dans le jeu. / Ce démon de midi, lui, il est formidable ! / Il démontre aux blancs-becs ce dont il est capable. / A l'avant, à l'arrière il donne de la voix, / Quand le ballon surgit il crie : laissez-le moi ! / On le sent contracté, mais ça, c'est parce qu'il rentre / Ce qui dépasse de son estomac, ou de son ventre. / A cet âge le champion fait souvent double effort / Le ventre il se le rentre et le ballon il sort. / Il donne au spectateur en montant au filet / L'image du taureau qui ne veut pas dételer. / Bien sûr ça ne dure pas. Très vite il se relâche, / Les muscles du taureau lui font un tour de vache. / Son jeu devient poussif et son souffle oppressé, / Quelqu'un crie : vient papa il est midi passé ! / Mais cette défaillance n'est pas assez sévère / Pour forcer le démon de midi à se taire. / En d'autres occasions il va se déchaîner / S'il invite, par exemple, une dame à déjeuner. / Car, lorsqu'il a vingt ans, l'homme est de ces ringards / Qui vous emmènent bouffer en vitesse au snack bar / Quand vous mourrez de faim à en être malade / Sans même vous consulter il commande une grillade. / Mais l'homme de cinquante, quand il habite la France, / Ça il vous vole jamais sur la question bouffetance. / C'est l'âge où, tout à coup, il dit à sa compagne / Qu'avec certains menus il faut boire du champagne. / Il vous commande des plats avec des tas d'épices / Quand il y a de la volaille il vous propose la cuisse / Et s'il y a des radis comme il a de la jujotte / Il ne vous propose pas nécessairement la botte / (Enfin, pas tout de suite en tout cas). / Enfin quoi, il sait vivre, son ventre est rebondi ! / Mais quel coup de fourchette, ce démon de midi ! / Bien sûr, quand on arrive aux crèmes pâtissières, / On sent que quelquefois son foie fait des colères. / Le teint devient plus rouge et le geste plus lent, / Le pauvre gros chéri est un peu somnolent. / Mais ça ne dure pas. Un coup de bicarbonate / Revoilà le démon de midi sur ses pattes. / Même si le repas fut vraiment indigeste, / Il est toujours fin prêt pour affronter la sieste. / (Comment le reste ? on a vécu hein) / C'est bien le genre d'occasions / Où la différence d'âge rentre en compétition. / Moi, vous savez, je suis un monceau d'innocence, / Mais quelques oreillers m'ont fait des confidences / Et, d'après ce qu'ils disent, il paraît qu'à vingt ans / L'homme se croit toujours aux vingt-quatre heures du Mans. / Il est fou de vitesse et, de toute évidence, / Il veut surtout gagner l'indice de performance. / Mais l'homme de cinquante ans apprécie la nature, / Il prend son temps, même pour enlever ses chaussures. / Enlever ses chaussures, c'est d'ailleurs quelquefois / Pour un homme de son âge les coulisses de l'exploit. / Et l'exploit, par lui-même, est à fortiori / Le fruit de l'expérience du démon de midi. / Car, pour de son moteur tirer le bénéfice, / Il s'arrête quand il faut à la station service. / Femmes qui m'écoutez, soyez donc raisonnables / Si vous avez en main ce modèle admirable, / L'homme d'un certain âge, superbe dans l'effort, / Ménagez-le, surtout, sinon vous auriez tort, / Ne l'accablez jamais de passions trop avides : / Tant va la cruche à l'eau qu'a la fin elle se vide. / Souvenez-vous toujours que lorsque midi sonne, / Il est midi passé et il n'y a peut-être plus personne. / Sitôt qu'un homme est mûr, entourez-le d'égards, / Car le meilleur démon, c'est à midi moins le quart.
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