LE MEDECIN MALGRE LUI Molière |
Acte II scène 4
SGANARELLE : Est-ce là la malade ?
GERONTE : Oui, je n'ai qu'elle de fille ; et j'aurois tous les regrets du monde si elle venoit à mourir. SGANARELLE : Qu'elle s'en garde bien ! Il ne faut pas qu'elle meure sans l'ordonnance du médecin. GERONTE : Allons, un siège. SGANARELLE : Voilà une malade qui n'est pas tant dégoûtante, et je tiens qu'un homme bien sain s' en accommoderoit assez. GERONTE : Vous l'avez fait rire, monsieur. SGANARELLE : Tant mieux : lorsque le médecin fait rire le malade, c'est le meilleur signe du monde. Eh bien ! De quoi est-il question? Qu'avez-vous ? Quel est le mal que vous sentez ? LUCINDE répond par signes, en portant sa main à sa bouche,à sa tête, et sous son menton : Han, hi, hom, han. SGANARELLE : Eh ! Que dites-vous ? LUCINDE continue les mêmes gestes. : Han, hi, hom, han, han, hi, hom. SGANARELLE : Quoi ? LUCINDE : Han, hi, hom. SGANARELLE , la contrefaisant : Han, hi, hom, han, ha : je ne vous entends point Quel diable de langage est-ce là ? GERONTE : Monsieur, c'est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait pu savoir la cause ; et c'est un accident qui a fait reculer son mariage. SGANARELLE : Et pourquoi ? GERONTE : Celui qu'elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses. SGANARELLE : Et qui est ce sot-là qui ne veut pas que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! Je me garderois bien de la vouloir guérir. GERONTE : Enfin, monsieur, nous vous prions d'employer tous vos soins pour la soulager de son mal. SGANARELLE : Ah ! Ne vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu, ce mal l'oppresse-t-il beaucoup ? GERONTE : Oui, monsieur. SGANARELLE : Tant mieux. Sent-elle de grandes douleurs ? GERONTE : Fort grandes. SGANARELLE : C'est fort bien fait. Va-t-elle où vous savez ? GERONTE : Oui. SGANARELLE : Copieusement ? GERONTE : Je n'entends rien à cela. SGANARELLE : La matière est-elle louable ? GERONTE : Je ne me connois pas à ces choses. SGANARELLE , se tournant vers la malade : Donnez-moi votre bras. Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette. GERONTE : Eh oui, monsieur, c'est là son mal ; vous l'avez trouvé tout du premier coup. Sganarelle Ah, ah ! JACQUELINE : Voyez comme il a deviné sa maladie ! SGANARELLE : Nous autres grands médecins, nous connoissons d' abord les choses. Un ignorant auroit été embarrassé, et vous eût été dire : " c'est ceci, c' est cela ; " mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends que votre fille est muette. GERONTE : Oui ; mais je voudrois bien que vous me pussiez dire d' où cela vient. SGANARELLE Il n'est rien plus aisé : cela vient de ce qu' elle a perdu la parole. GERONTE : Fort bien ; mais la cause, s' il vous plaît, qui fait qu'elle a perdu la parole ? SGANARELLE : Tous nos meilleurs auteurs vous diront que c'est l'empêchement de l'action de sa langue. GERONTE : Mais encore, vos sentiments sur cet empêchement de l'action de sa langue ? SGANARELLE : Aristote, là-dessus, dit... De fort belles choses. GERONTE : Je le crois. SGANARELLE : Ah ! C'étoit un grand homme ! GERONTE : Sans doute. SGANARELLE, levant son bras depuis le coude : Grand homme tout à fait : un homme qui étoit plus grand que moi de tout cela. Pour revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l'action de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu' entre nous autres savants nous appelons humeurs peccantes ; peccantes, c' est-à-dire... Humeurs peccantes ; d'autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des influences qui s' élèvent dans la région des maladies, venant... Pour ainsi dire... à... Entendez-vous le latin ? GERONTE : En aucune façon. SGANARELLE , se levant avec étonnement : Vous n' entendez point le latin ! GERONTE : Non. SGANARELLE , en faisant diverses plaisantes postures : Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo haec musa, " la muse, " bonus, bona, bonum, deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, " oui. "quare, " pourquoi ? " quia substantivo et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus. GERONTE : Ah ! Que n'ai-je étudié ? JACQUELINE : L'habile homme que velà ! LUCAS : Oui, ça est si biau, que je n' y entends goutte. SGANARELLE : Or ces vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche, où est le foie, au côté droit, où est le coeur, il se trouve que le poumon, que nous appelons en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs, qui remplissent les ventricules de l' omoplate ; et parce que lesdites vapeurs... Comprenez bien ce raisonnement, je vous prie ; et parce que lesdites vapeurs ont une certaine malignité... écoutez bien ceci, je vous conjure. GERONTE : Oui. SGANARELLE : Ont une certaine malignité, qui est causée... Soyez attentif, s'il vous plaît. GERONTE : Je le suis. SGANARELLE : Qui est causée par l'âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme, il arrive que ces vapeurs... Ossabandus, nequeys, nequer, potarinum, quipsa milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette. JACQUELINE : Ah ! Que ça est bian dit, notte homme ! LUCAS : Que n' ai-je la langue aussi bian pendue ? GERONTE : On ne peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n' y a qu' une seule chose qui m' a choqué : c' est l' endroit du foie et du coeur. Il me semble que vous les placez autrement qu' ils ne sont ; que le coeur est du côté gauche, et le foie du côté droit. SGANARELLE : Oui, cela était autrefois ainsi ; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons maintenant la médecine d'une méthode toute nouvelle. GERONTE : C'est ce que je ne savais pas, et je vous demande pardon de mon ignorance. SGANARELLE : Il n'y a point de mal, et vous n'êtes pas obligé d' être aussi habile que nous. GERONTE : Assurément. Mais, monsieur, que croyez-vous qu'il faille faire à cette maladie ? SGANARELLE : Ce que je crois qu'il faille faire ? GERONTE : Oui. SGANARELLE : Mon avis est qu'on la remette sur son lit, et qu'on lui fasse prendre pour remède quantité de pain trempé dans du vin. GERONTE : Pourquoi cela, monsieur ? SGANARELLE : Parce qu'il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu'on ne donne autre chose aux perroquets, et qu'ils apprennent à parler en mangeant de cela ? GERONTE : Cela est vrai. Ah ! Le grand homme ! Vite, quantité de pain et de vin ! SGANARELLE : Je reviendrai voir, sur le soir, en quel état elle sera. (à la nourrice.) Doucement, vous. Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse quelques petits remèdes. JACQUELINE : Qui ? Moi ? Je me porte le mieux du monde. SGANARELLE : Tant pis, nourrice, tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque petitclystère dulcifiant. GERONTE : Mais, monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s'aller faire saigner quand on n'a point de maladie ? SGANARELLE : Il n'importe, la mode en est salutaire ; et comme on boit pour la soif à venir, il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir. JACQUELINE , en se retirant : Ma fi ! Je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique d'apothicaire. SGANARELLE : Vous êtes rétive aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison. (Parlant à Géronte.) Je vous donne le bonjour. GERONTE : Attendez un peu, s' il vous plaît. SGANARELLE : Que voulez-vous faire ? GERONTE : Vous donner de l'argent, monsieur. SGANARELLE , tendant sa main derrière, par-dessous sa robe, tandis que géronte ouvre sa bourse : Je n'en prendrai pas, monsieur. GERONTE : Monsieur... SGANARELLE : Point du tout. GERONTE : Un petit moment. SGANARELLE : En aucune façon. GERONTE : De grâce ! SGANARELLE : Vous vous moquez. GERONTE : Voilà qui est fait. SGANARELLE : Je n'en ferai rien. GERONTE : Eh ! SGANARELLE : Ce n'est pas l'argent qui me fait agir. GERONTE : Je le crois SGANARELLE , après avoir pris l'argent : Cela est-il de poids ? GERONTE : Oui, monsieur. SGANARELLE : Je ne suis pas un médecin mercenaire. GERONTE : Je le sais bien. SGANARELLE: L'intérêt ne me gouverne point. GERONTE : Je n'ai pas cette pensée. |