LES CAPRICES DE MARIANNE d'Alfred de Musset |
Acte II scène 1
OCTAVE : Belle Marianne, vous dormirez tranquillement. – Le cœur de Cœlio est à une autre, et ce n'est plus sous vos fenêtres qu'il donnera ses sérénades.
MARIANNE : Quel dommage et quel grand malheur de n'avoir pu partager un amour comme celui-là! Voyez comme le hasard me contrarie! Moi qui allais l'aimer. OCTAVE : En vérité ! MARIANNE : Oui, sur mon âme, ce soir ou demain matin, dimanche au plus tard je lui appartenais. Qui pourrait ne pas réussir avec un ambassadeur tel que vous? Il faut croire que sa passion pour moi était quelque chose comme du chinois ou de l'arabe, puisqu'il lui fallait un interprète, et qu'elle ne pouvait s'expliquer toute seule. OCTAVE : Raillez, raillez ! Nous ne vous craignons plus. MARIANNE : Ou peut-être que cet amour n'était encore qu'un pauvre enfant à la mamelle, et vous, comme une sage nourrice, en le menant à la lisière, vous l'aurez laissé tomber la tête la première en le promenant par la ville. OCTAVE : La sage nourrice s'est contentée de lui faire boire d'un certain lait que la vôtre vous à versé sans doute, et généreusement; vous en avez encore sur les lèvres une goutte qui se mêle à toutes vos paroles. MARIANNE : Comment s'appelle ce lait merveilleux? OCTAVE : L'indifférence. Vous ne pouvez ni aimer ni haïr, et vous êtes comme les roses du Bengale, Marianne, sans épine et sans parfum. MARIANNE : Bien dit. Aviez-vous préparé d'avance cette comparaison. Si vous ne brûlez pas le brouillon de vos harangues, donnez-le moi, de grâce, que je les apprenne à ma perruche. OCTAVE : Qu'y trouvez-vous qui puisse vous blesser? Une fleur sans parfum n'en est pas moins belle ; bien au contraire, ce sont les plus belles que Dieu a faites ainsi; et le jour où, comme une Galatée d'une nouvelle espèce, vous deviendrez de marbre au fond de quelque église, ce sera une charmante statue que vous ferez, et qui ne laissera pas que de trouver quelque niche respectable dans un confessionnal. MARIANNE : Mon cher cousin, est-ce que vous ne plaignez pas le sort des femmes? Voyez un peu ce qui m'arrive : Il est décrété par le sort que Cœlio m'aime, ou qu'il croit m'aimer, lequel Cœlio le dit à ses amis, lesquels amis décrètent à leur tour que, sous peine de mort, je serai sa maîtresse. La jeunesse napolitaine daigne m'envoyer en votre personne un digne représentant, chargé de me faire savoir que j'aie à aimer le dit seigneur Cœlio d'ici à une huitaine de jours. Pesez cela, je vous en prie. Si je me rends, que dira-t-on de moi? N'est-ce pas une femme bien abjecte que celle qui obéit à point nommé, à I'heure convenue, à une pareille proposition ? Ne va-t-on pas la déchirer à belles dents, la montrer au doigt, et faire de son nom le refrain d'une chanson à boire? Si elle refuse, au contraire, est-il un monstre qui lui soit comparable? Est-il une statue plus froide qu'elle? et l'homme qui lui parle, qui ose l'arrêter en place publique son livre de messe à la main, n'a-t-il pas le choit de lui dire : « Vous êtes une rose du Bengale sans épine et sans parfum ? » OCTAVE : Cousine, cousine, ne vous fâchez pas. MARIANNE : N'est-ce pas une chose bien ridicule que l'honnêteté et la foi jurée? que I' éducation d'une fille, la fierté d'un cœur qui s'est figuré qu'il vaut quelque chose, et qu'avant. De jeter au vent la poussière de sa fleur chérie, il faut que le calice en soit baigné de larmes, épanoui par quelques rayons du soleil, entr'ouvert par une main délicate? Tout cela n'est-il pas un rêve, une bulle de savon qui, au premier soupir d'un cavalier à la mode, doit s'évaporer dans les airs? OCTAVE : Vous vous méprenez sur mon compte et sur celui de Cœlio. MARIANNE : Qu'est ce après tout qu'une femme ? L'occupation d'un moment, une coupe fragile qui renferme une goutte de rosée, qu'on porte à ses lèvres et qu'on jette par-dessus son épaule. Une femme! C'est une partie de plaisir ! Ne pourrait-on pas dire, quand on en rencontre une : Voila une belle nuit qui passe? Et ne serait-ce pas un grand écolier en de telles matières, que celui qui baisserait les yeux devant elle, qui se dirait tout bas : « Voila peut-être le bonheur d'une vie entière, » et qui la laisserait passer ? Elle sort. |