FANNY Marcel Pagnol |
Acte IV scène 3
MARIUS : Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
FANNY : Parce qu'en l'absence de mon mari, il n'était pas honnête de te recevoir dans sa maison. MARIUS : Pourtant, tu m'as reçu quand même. FANNY : parce que tu ne le savais pas. MARIUS : Et tu ne me l'as pas dit parce que tu as eu peur que je te parle du temps passé et que je te fasse une scène de désespoir… FANNY : Oh ! Non ! Tu étais bien trop content de partir... MARIUS : Tu m'avais dit que tu voulais épouser Panisse. FANNY : Et tu l'avais cru ? MARIUS : Peut-être parce que ça m'arrangeait de le croire… ça c'est vrai. Mais je l'ai cru. FANNY : Si ça t'arrangeait de le croire, c'est que tu n'étais pas désespéré de me quitter… Je ne vois pas pourquoi tu serais au désespoir maintenant… MARIUS : Ce qui se passe dans notre tête, on ne le comprend pas toujours… Je veux dire pas tout de suite… Avec Piquoiseau qui me racontait ces histoires et ces sirènes de bateau qui m'appelaient dix fois par jour, et même qui me réveillaient la nuit… Je m'étais fait des imaginations… Et pour te dire la vérité, pendant les premiers mois, j'étais content… FANNY : Je sais. Ton père m'a lu tes premières lettres. Tu lui disais de me donner bien le bonjour. Ça m'a fait plaisir. MARIUS : Je ne savais plus que dire… je n'osais même pas à penser à toi… J'avais mauvaise conscience… Et puis, c'est justement aux Iles que ça m'a pris. Le soir, l'équipage allait sur les plages… Il y avait des chanteurs, des guitares, et des belles filles… A partir du troisième jour, je suis resté à bord… J'entendais les musiques, et je pensais à toi… Je te voyais derrière tes coquillages… Je te voyais courir le long du quai, j'entendais claquer tes petits sabots… FANNY : Marius, c'est trop tard maintenant. Ne me dis plus rien… MARIUS : Je te voyais partout, partout. Et puis, un jour, juste au large des Carolines, comme nous relevions des récifs de corail, il m'est arrivé une chose terrible, je n'ai pas pu penser à toi: J'avais oublié ta figure. Je te cherchais, je ne te trouvais plus. Je me prenais la tête dans les mains, je fermais les yeux de toutes mes forces ; je voyais du noir, je t'avais perdue. Alors, je suis devenu fou – et j'ai vite écrit à mon père pour qu'il m'envoie une carte postale, celle où on voit la terrasse du bar ; je lui avais dit que c'était pour avoir un souvenir du bar – mais la vérité, c'était pour toi, parce que debout derrière ton éventaire… Et cette photographie, tu ne peux pas t'imaginer comme je l'ai attendue… Je comptais les jours même les heures… Enfin, en touchant Papeete, j'ai trouvé le courrier de France. Dans la lettre de mon père, il y avait la carte postale et une autre photographie : c'était celle de ta noce, devant la mairie. Alors, je les ai déchirées en tout petits morceaux, et je les ai jetées dans le vent des îles, et j'ai compris que j'avais gâché ma vie. FANNY : Va, tu en trouveras une autre … Il y en a beaucoup de plus belles que moi. MARIUS : Oh non ! la plus belle, c'est toujours toi, et ce sera toujours toi.... Dis-moi la vérité : tu es vraiment heureuse ? FANNY : Je te l'ai dit : j'ai un bon mari. MARIUS : Tu l'aimes d'amour ? FANNY : Je l'aime bien. MARIUS : Je peux te dire la même chose de mon père. Je l'aime bien. FANNY : Ça suffit pour vivre ensemble. MARIUS : Tu veux que je te dise ce que je m'imagine ? FANNY : Non, je ne veux pas le savoir. MARIUS : Je m'imagine que tu ne m'as pas oublié. Je m'imagine que si je reviens dans six mois…. FANNY : C'est trop tard, Marius… Trop tard… MARIUS : Fanny, maintenant je sais que j'ai été un imbécile et que cet amour ne me passera jamais. Non, jamais je ne pourrai aimer une autre femme, et sans toi, ma vie est finie. Je ne te dirai pas que je vais aller me noyer, non… mais quand je te vois dans cette maison, j'ai une douleur qui me serre les côtes et il me semble que mon cœur va s'arrêter… alors, tu as tout oublié ? FANNY : Tu sais bien que non… MARIUS : Alors ? FANNY : Il n'y a plus rien à faire. Trop tard. MARIUS : Écoute : il y a des gens qui divorcent. Ça existe, le divorce. Ce n'est pas déshonorant… monsieur Caderousse, l'adjoint au maire, il a divorcé de sa femme, et ils sont resté bons amis…. FANNY : Je sais, mais ils n'avaient pas d'enfant. MARIUS : Et alors ? FANNY : J'en ai un MARIUS : Toi ? Tu as un enfant ? FANNY : Oui. MARIUS : Quel âge a-t-il ? FANNY : Oh ! C'est encore un bébé. Ton père ne te l'a pas écrit ? MARIUS : Non. Et je me demande pourquoi. FANNY : Il a pensé que ça ne t'intéressait pas … MARIUS : Ou peut-être il n'a pas voulu me donner du regret. FANNY : Peut-être. |