CYRANO DE BERGERAC Comédie Héroïque en 5 Actes en vers d’Edmond Rostand |
Acte IV scène 8
ROXANE : Et maintenant, Christian !…
CHRISTIAN : Et maintenant, dis-moi Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi A travers tous ces rangs de soudards et de reîtres, Tu m'as rejoint ici ? ROXANE : C'est à cause des lettres ! CHRISTIAN : Tu dis ? ROXANE : Tant pis pour vous si je cours ces dangers ! Ce sont vos lettres qui m'ont grisées ! Ah ! Songez Combien depuis un mois vous m'en avez écrites, Et plus belles toujours ! CHRISTIAN : Quoi ! Pour quelques petites Lettres d'amour… ROXANE : Tais-toi !… Tu ne peux pas savoir ! Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir, D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre, Ton âme commença de se faire connaître… Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois, Comme si tout le temps, je l'entendais, ta voix De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe ! Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope Ne fût pas demeurée à broder sous son toit, Si le Seigneur Ulysse eût écrit comme toi, Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène, Envoyé promené ses pelotons de laine !… CHRISTIAN : Mais… ROXANE : Je lisais, je relisais, je défaillais, J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets Était comme un pétale envolé de ton âme. On sent à chaque mot de ces lettres de flamme L'amour puissant, sincère… CHRISTIAN : Ah ! Sincère et puissant ? Cela se sent, Roxane ?… ROXANE : Oh ! Si cela se sent ! CHRISTIAN : Et vous venez ? ROXANE : Je viens (ô mon Christian, mon maître ! Vous me relèveriez si je voulais me mettre A vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets, Et vous ne pourrez plus la relever jamais !) Je viens te demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure ! De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité, L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté ! CHRISTIAN : Ah ! Roxane ! ROXANE : Et plus tard, mon ami, moins frivole, Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole, Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant, Je t'aimais pour les deux ensembles !… CHRISTIAN : Et maintenant ? ROXANE : Eh bien ! Toi même enfin l'emporte sur toi même Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime. CHRISTIAN : Ah ! Roxane ! ROXANE : Sois donc heureux. Car n'être aimé Que pour ce dont on est un instant costumé, Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ; Mais ta chère pensée efface ta figure, Et la beauté par quoi tout d'abord tu m'as plu, Maintenant j'y vois mieux… et je ne la vois plus ! CHRISTIAN : Oh ! … ROXANE : Tu doutes encor d'une telle victoire ?… CHRISTIAN : Roxane ! ROXANE : Je comprends, tu ne peux pas y croire, A cet amour ?… CHRISTIAN : Je ne veux pas de cet amour ! Moi, je veux être aimé plus simplement pour… ROXANE : Pour Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ? Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure ! CHRISTIAN : Non ! C'était mieux avant ! ROXANE : Ah ! Tu n'y entends rien ! C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien ! C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore, Et moins brillant… CHRISTIAN : Tais-toi ! ROXANE : Je t'aimerais encore ! Si toute ta beauté d'un coup s'envolait… CHRISTIAN : Oh ! Ne dis pas cela ! ROXANE : Si ! Je le dis ! CHRISTIAN : Quoi ? Laid ? ROXANE : Laid ! Je le jure ! CHRISTIAN : Dieu ! ROXANE : Et ta joie est profonde ? CHRISTIAN : Oui… ROXANE : Qu'as-tu ?… CHRISTIAN : Rien. Deux mots à dire… une seconde… ROXANE : Mais ? CHRISTIAN : A ces pauvres gens mon amour t'enleva : Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir… va ! ROXANE : Cher Christian ! |